Editorial de Monseigneur Pascal N'Koué dans son bulletin diocésain n° 60-61 de septembre et octobre 2016
Le premier Synode sur l’Afrique a considéré "l’inculturation comme une priorité et une urgence dans la vie des Eglises particulières pour un enracinement réel de l’Evangile en Afrique" (Ecclesia in Africa n° 59). Il faut revenir constamment sur cette préoccupation.
Qu’il faille inculturer l’Evangile en terre d’Afrique, personne n’en doute. Mais en quoi consiste ce processus, là divergent les points de vue. Trois de nos Anciens ont parlé de la question : Mgr Robert SASTRE, premier évêque de Lokossa ; Mgr Lucien Agboka, premier évêque d’Abomey ; et Mgr Lucien Chambény, premier prêtre du diocèse de Natitingou. A ces trois témoignages j’ajouterai celui, plus récent, du cardinal Robert Sarah, préfet de la Congrégation du culte divin et de la discipline des sacrements. Ce sont tous des Africains, hommes de foi et fiers de leur identité africaine.
1. Ce que l’inculturation n’est pas
A la question : quel est le contenu réel du mot inculturation ? Voici ce que répond Monseigneur Lucien CHAMBENY : "C’est difficile à dire, chacun le comprend comme il peut. En tout cas, il ne s’agit pas de transporter nos gros tam-tams dans les églises et d’y danser de toutes nos forces comme on le fait aujourd’hui. Le vacarme assourdissant des tam-tams n’est pas l’inculturation, c’est plutôt de la distraction. Les fidèles se lèvent pour admirer les danseurs, les danseuses, les joueurs de flûtes…
Monseigneur SASTRE, grand Africaniste, s’est opposé à toute protestantisation de la liturgie catholique romaine, qui fait appel à la contemplation : « Quelque paradoxal que cela puisse paraître, la liturgie, même en tant que célébration, ne doit être qu’un chemin vers la contemplation. Pour que la célébration africaine en arrive là, il lui faut un sérieux effort d’intériorisation : il faut que le rôle du corps s’amenuise au profit de celui de l’esprit. L’appétit des rites, des symboles et des rythmes doit lentement se transmuer en vie intérieure. Les transes corporelles doivent disparaître pour faire place au rythme de l’âme portée par l’amour dans la paix de la contemplation.
2. Le processus de l’inculturation
L’évangile à l’état pur n’existe pas. Il nous est parvenu déjà inculturé. Il s’est répandu pétri du langage, de l’histoire, des mentalités de milieux et d’époques précis. Aujourd’hui l’on parle de plus en plus d’inter-culturalité (Benoit XVI). Mais il faut affirmer tout de suite et fortement que le contenu de l’Evangile est différent des constructions culturelles. Il les transcende. Sinon les Juifs auraient cru spontanément en Jésus, le Roi de l’univers sans palais.
Le processus d’inculturation s’effectue en deux mouvements : il y a d’abord la réception de l’Evangile ou évangélisation, puis l’incarnation de cet évangile ou inculturation. L’effort d’inculturation part donc de l’accueil total et humble de la Parole de Dieu. Cet effort concerne toute l’évangélisation et non pas seulement la liturgie. Toute la vie du disciple du Christ est concernée et donc tous les domaines de la vie humaine, sociale et chrétienne de l’Africain. Quand on pourra dire comme saint Paul : "pour moi vivre c’est le Christ. Ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi" alors oui, on sera des chrétiens inculturés. L’inculturation est lumière de Dieu dans nos ténèbres, dans nos traditions et nos coutumes, "jusque sous nos lits". Il s’agit d’une transformation du dedans de nous. Or c’est la foi en Jésus qui purifie nos cœurs et nos coutumes. L’inculturation ne peut donc pas être laissée à l’initiative individuelle ni se faire sans discernement, à la légère, à la va-vite. "Discerner quels éléments culturels et quelles traditions sont contraires à l’Evangile permettra de pouvoir séparer le bon grain de l’ivraie" (cf. Mt 13, 26).
3. L’inculturation chez le peuple Hébreu
Jésus lui-même, dans ses paraboles et dans ses discussions avec les pharisiens, les sadducéens, les scribes etc., a eu à purifier les mentalités juives, les coutumes, les lois et traditions sur le sabbat, sur les enfants, sur les lépreux, sur les pauvres et les pécheurs, la croix, la résurrection des morts… "Vos anciens vous ont dit mais moi je vous dis…" "Qui aime son père et sa mère plus que moi n’est pas digne de moi…" "Ma chair est une vraie nourriture, mon sang est une vraie boisson". Manger le corps de Dieu, boire son sang ce n’est inscrit dans aucune culture. La première fois que Jésus en a parlé, presque tous ses auditeurs l’ont abandonné, tellement ce discours choquait la culture juive (Jn 6, 66). Consommer le sang des animaux était interdit, à plus forte raison boire le sang d’un homme ! Le mystère de Dieu ne peut pas s’accommoder des considérations culturelles horizontales et donc passagères. "Mon Royaume n’est pas de monde", dit Jésus à Pilate. Toutes les cultures humaines ont des scories et des pesanteurs, et ont besoin de la Sagesse de Dieu qui vient d’en haut.
4. Le syncrétisme
Mgr Lucien AGBOKA s’en plaint. Son constat est vraiment déplorable : "On peut bien faire partie de la confrérie des sorciers et animer les groupes de prière et d’adoration les plus dévots de sa paroisse, le curé détectera difficilement le double jeu. Personne ne viendra lui dénoncer le chrétien caméléon". C’est du syncrétisme tout simplement, c’est-à-dire un mélange de croyances disparates, de doctrines opposées et même contradictoires dans le seul but de réussir coûte que coûte ou de se sentir protégés par toutes les divinités. Jésus est rabaissé au rang d’un quelconque esprit sauveur parmi tant d’autres. Or pour celui qui croit vraiment, Jésus est « Dieu né de Dieu, Lumière née de la Lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu ». Il est l’unique Sauveur et Rédempteur, le Seigneur des seigneurs. Devant lui tout genou fléchira. Nul ne va au Père sans passer par Lui.
5. L’Eucharistie et la culture
La véritable question est de savoir ce qu’on célèbre ou plutôt qui on célèbre ? Dieu, ou l’homme ? Certaines célébrations ressemblent davantage à des autocélébrations desquelles le Mystère est absent : « Le cœur du mystère eucharistique est la célébration de la Passion, de la mort tragique du Christ et de sa résurrection ; si ce mystère est noyé dans de longues cérémonies bruyantes et chamarrées, le pire est à craindre. Certaines messes sont tellement agitées qu’elles ne sont pas différentes d’une kermesse populaire » Card. Robert SARAH, Dieu ou rien, pp. 150-151. Protégeons la Présence réelle. "Ce don de l’Eucharistie est trop grand pour pouvoir supporter des ambiguïtés et des réductions" Jean-Paul II, Ecclesia de Eucharistia n°10.
6. La religiosité ou spiritualité populaire
Au lieu de chercher tout le temps à encombrer le saint-sacrifice de la messe, on pourrait se tourner abondamment vers la religiosité populaire. Le Pape François en rappelle l’importance (Evangelii Gaudium 123-126): "Dans la piété populaire, puisqu’elle est fruit de l’Évangile inculturé, se trouve une force activement évangélisatrice que nous ne pouvons pas sous-estimer : ce serait comme méconnaître l’œuvre de l’Esprit Saint. Nous sommes plutôt appelés à l’encourager et à la fortifier pour approfondir le processus d’inculturation qui est une réalité jamais achevée". Les expressions de la piété populaire ont beaucoup à nous apprendre. C’est la "spiritualité incarnée dans la culture des simples". L’Exhortation apostolique post-synodale Amoris laetitia du Pape François est un bel exemple d’inculturation et d’exhortation à l’inculturation.
L’Eglise donne de larges possibilités d’expressions à cette mystique populaire, si proche de la vie des gens : c’est le rituel des bénédictions qui sanctifie tous les domaines de l’existence humaine (maison, ateliers, outils, champs…), les différentes étapes de notre vie (bénédiction des enfants, des mères enceintes…) ; les pèlerinages, les longues processions si appréciées des fidèles qui peuvent y exprimer leur foi, en puisant abondamment dans la culture locale. Toutes ces dévotions, avec ces innombrables gestes et signes, nourrissent la foi du peuple et sont comme des satellites qui le conduisent à l’Eucharistie qui est le cœur de la liturgie. Reconnaissons que nos communautés ne sont pas toujours prêtes à célébrer les saints mystères avec la foi pure de l’Eglise.
La religiosité populaire, c’est encore les sacramentaux, le rosaire, la dévotion mariale qui ne connaît pas de frontières de langues, de races ou même de religions. Voyez combien la Mère du Christ est inculturée quand elle se présente sous le visage d’une Africaine à Kibeho, d’une Amérindienne au Mexique…, quand elle parle la langue propre de la voyante (le patois) à Lourdes ! Pourquoi dans nos sanctuaires marials, dans nos grottes mariales, vouloir la représenter toujours sous les traits d’une femme européenne ? Aucune norme ne l’impose ! Cultivons les expressions de piété populaire sous l’inspiration de l’Esprit aux dons multiples et variés.
7. Je suis Africain. Lisons attentivement ce que dit le Card. Robert SARAH sur l’inculturation.
« Je suis Africain… la liturgie n’est pas le lieu pour promouvoir ma culture. Bien plutôt, c’est le lieu où ma culture est baptisée, où ma culture s’élève à la hauteur du divin … Certes, les cultures et les nouveaux chrétiens apportent des richesses dans l’Eglise… Mais ils apportent ces richesses avec humilité, et l’Eglise, dans sa sagesse maternelle, les utilise si elle le juge approprié… L’inculturation n’est pas à présenter comme une quête ou une revendication pour la légitimité d’une africanisation ou d’une latino-américanisation ou asianisation à la place d’une occidentalisation du christianisme…
« L’inculturation est une irruption et une épiphanie du Seigneur au plus intime de notre être. Et l’irruption du Seigneur dans une vie provoque en l’homme une déstabilisation, un arrachement en vue d’un cheminement selon les références nouvelles qui sont créatrices d’une culture nouvelle porteuse d’une Bonne Nouvelle pour l’homme et sa dignité d’enfant de Dieu… Quand l’Evangile entre dans une vie, il la déstabilise, il la transforme… Quand Jésus entre dans une vie, il la transfigure, il la divinise par la lumière fulgurante de Son Visage… L’inculturation de la foi est donc un défi de sainteté… L’inculturation n’est pas un folklore religieux. Elle ne se réalise pas essentiellement dans l’utilisation des langues locales, des instruments et de la musique latino-américaine, des danses africaines ou des rites et symboles africains ou asiatiques, dans la liturgie et les sacrements. L’inculturation, c’est Dieu qui descend et entre dans la vie, les comportements moraux, les cultures et coutumes des hommes pour les libérer du péché et les introduire dans la Vie Trinitaire », Allocution du Card. Robert SARAH à Londres, 05 juillet 2016, sur une authentique mise en œuvre de Sacrosanctum Concilium.
En un mot, il faut souvent se demander ce qui est premier : Dieu ou l’homme ? L’Evangile ou ma culture africaine ? L’Eglise universelle ou les goûts de ma communauté ? Arrêtons toute ambiguïté et même cette para-liturgie dite inculturée que nous servons pendant la messe à la place de l’anamnèse. Nous introduisons la dissipation en plein recueillement. Jusqu’à la doxologie (par Lui, avec Lui et en Lui) tous les non concélébrants devraient rester à genoux. La Prière Eucharistique n’est pas encore achevée à l’anamnèse. Et puis, le mystère ne se crie pas. Il se vit dans l’émerveillement du silence intérieur. Célébrons la messe en regardant le Christ crucifié, et il y aura moins d’agitation et plus de foi et d’engagement.